Le 10 juin en Méditerranée orientale, des frégates turques ont menacé des navires français. Un incident «inadmissible» selon Caroline Galactéros, docteur en science politique. Son constat est sans appel: la France, qui ne peut compter sur l’Otan, laquelle se refuse à sanctionner le coupable, échoue à défendre ses intérêts. Analyse.
La défense des intérêts français est mise à mal. Depuis l’«acte extrêmement agressif» de la Turquie, contre les navires français au large des côtes libyennes, selon les mots de Florence Parly, ministre des Armées, Paris enrage. Cet accrochage entre deux pays membres de l’Alliance atlantique, et donc supposément partenaires, rend les choses plus dramatiques encore: la participation de la France au sein de l’Otan ne suffit même pas à préserver ses intérêts.
Caroline Galactéros, docteur en science politique, présidente du think tank Geopragma et auteur de Vers un nouveau Yalta: Recueil de chroniques géopolitiques (Éd. Sigest, 2019) dénonce ce travers dans ce nouvel épisode de l’émission Désalliances:
«Pour la France, il n’y a pas grand-chose à attendre de l’Otan aujourd’hui. Cela ne veut pas dire qu’il faille claquer la porte de l’Alliance. Cela veut dire qu’il faut vraiment se faire respecter, au besoin par des décisions unilatérales qui, peut-être dans un premier temps, nous causeront des problèmes, mais qui auraient le mérite de remettre un peu notre politique en cohérence avec nos intérêts.»
N’étant parvenu à ce que l’Otan condamne «la manœuvre agressive» d’Ankara, Paris s’est tourné vers ses voisins européens. À la demande de Jean-Yves Le Drian et de la France, les ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne se réunissent ce lundi 13 juillet pour statuer du cas de la Turquie. Paris essaye de retrouver la face, espérant que, d’un bloc, l’Union européenne s’oppose à son voisin turc. Mais la Turquie est la première puissance du sud de l’Alliance atlantique. Et l’Allemagne, qui a pris la présidence du Conseil européen ce 1er juillet, a fixé comme objectif de la défense européenne de toujours plus intégrer à la stratégie de l’Otan ce voisin pourtant turbulent. En effet, pour Berlin, première puissance économique européenne, l’Alliance «est et reste la pierre angulaire de la sécurité et de la défense».
La Turquie, puissance majeure au Moyen-Orient
En définitive, cette crise révèle les failles de l’Otan, qui, selon Caroline Galactéros, n’existe principalement que pour répondre aux intérêts des États-Unis. Une intention trop souvent contraire aux intérêts européens et surtout français:
«L’Alliance atlantique est une enceinte qui vise à assurer le contrôle des États-Unis sur les réflexions et les actions des Européens en matière militaire et de sécurité. C’est donc un outil de la stratégie américaine. L’idée est précisément que l’Europe n’arrive jamais à s’émanciper, à devenir adulte, et à sortir de ce que j’appelle “l’enfance stratégique”.»
L’Europe –et donc la France– n’ont pu développer leurs propres politiques, notamment au Moyen-Orient et en Méditerranée orientale, zones où l’Otan est de plus en plus présente et où la Turquie s’affirme comme une pièce maîtresse. Les cas des guerres en Syrie et en Libye le démontrent parfaitement, puisqu’aussi bien Moscou que Washington sont obligés de composer avec Ankara. S’étant donc rendue indispensable pour les États-Unis dans ces régions, la Turquie l’est donc aussi devenue pour l’Otan, au grand dam de la France, qui expérimente les limites de l’Alliance:
«Qu’est-ce qui fait le lien finalement au sein de l’Alliance atlantique? C’était l’assujettissement américain. À part cela, quand nos intérêts divergent, cela se passe mal. Il est clair que Washington laisse faire, a donné un blanc-seing à Ankara aussi bien en Libye qu’en Syrie.»
Les chances pour que la Turquie quitte l’Alliance où même qu’elle soit sanctionnée par elle sont donc infimes. Ankara est fort et n’hésite pas à le clamer devant ses ennemis.
En effet, après l’incident en Méditerranée, l’ambassadeur de la Turquie en France s’est présenté devant la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, déclarant sans complexes devant les représentants du peuple français: «sans la Turquie, vous n’aurez plus d’Otan». Une déclaration culottée, selon Caroline Galactéros:
«Pour que l’ambassadeur turc puisse tenir un tel propos, vous imaginez ce que cela suppose, de faiblesse consentie, d’abandon, de renoncement de la part des puissances européennes. C’est quand même incroyable. On n’a pas besoin de la Turquie pour régler des tas d’autres problèmes, il suffit juste de le vouloir.»
Caroline Galactéros appelle donc la France à réagir. Si le but recherché n’est pas d’instaurer de mauvaises relations avec la Turquie d’Erdogan, Paris ne pourrait l’impasse sur l’affirmation de ses intérêts nationaux. La présidente de Geopragma plaide en définitive pour que la France adopte une vision géopolitique plus réaliste avec l’Alliance:
«Nous devrions en profiter pour sortir de l’organisation militaire intégrée de l’Otan. Et dire maintenant “ça suffit, nous faisons partie de l’Alliance quand les missions nous conviennent”. […] Il faut recréer de manière autonome, à partir d’une évaluation de nos menaces propres, une organisation de défense véritablement opérationnelle.»
Caroline Galactéros soutient cette idée d’une nouvelle alliance avec des partenaires européens, notamment du Sud (Italie, Grèce), mais aussi avec des pays d’Europe centrale et orientale. Un premier élément de réponse de la part des autorités est donc attendu dès ce lundi 13 juillet. La France et Jean-Yves Le Drian pourront soit «se faire respecter», soit «se coucher».